jean-françois gleyze
 
Eurovision
l'impact du voisinage géographique dans l'attribution des votes au Concours Eurovision de la Chanson

présentation

Recherche en géographie et en statistique.

L'impact du voisinage géographique dans l'attribution des votes au Concours Eurovision de la Chanson.

Dans ce travail de recherche, j'analyse les votes échangés par les pays participant au Concours Eurovision de la Chanson et mets en évidence de patterns de votes anormaux, structurés en blocs de pays connivents.

Cette recherche a fait l'objet d'une communication pour le colloque ecTQG'09 (European Colloquium on Theoretical and Quantitative Geography, Maynooth, Irlande, 2009) et d'un article scientifique dans la revue en ligne Cybergéo – European Journal of Geography (n°515, 2011).

synthèse

Ce diaporama retrace la communication que j'ai faite de ce travail au colloque ecTQG'09 (European Colloquium on Theoretical and Quantitative Geography, Maynooth, Irlande) en septembre 2009.

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f.a.q.

L’un des reproches les plus fréquemment formulés à l’égard de l’Eurovision est que « Tout est joué d’avance », que « Chacun vote pour ses voisins ». Dans quelle(s) mesure(s) ces affirmations sont-elles erronées ou légitimes ?

Ce serait radical de dire que tout est joué d’avance, mais il est certain que beaucoup de choses sont en place avant le début du concours et que, en effet, les pays ne votent pas tout le temps de manière honnête.
Beaucoup de téléspectateurs – et aussi de présentateurs qui commentent les votes en direct –, déplorent que les Chypriotes votent toujours pour les Grecs ou que les Suédois favorisent les Finlandais. Cela étant, il faut se méfier des impressions que l’on a en observant ainsi des séries, l’esprit humain a tendance à déformer sa perception des chiffres pour confirmer ses intuitions.

Pour en avoir le cœur net, j’ai passé en revue tous les votes échangés entre 1993 et 2008. Mon propos initial était de déterminer les comportements anormaux dans l’attribution des points et de décider, sur la seule analyse des votes échangés, si tel pays a tendance à favoriser significativement tel autre ou non.

Si Chypre donne systématiquement 10 ou 12 points à la Grèce, on peut penser en effet que Chypre favorise la Grèce. Cependant, si la Grèce fournit une bonne prestation tous les ans et reçoit beaucoup de points de la part de la majorité des pays, on peut raisonnablement penser que le comportement de Chypre n’est pas anormal.
Pour apprécier un vote, il faut donc le comparer au score final du pays receveur. Les 12 points donnés par Chypre peuvent sembler « normaux » si la Grèce termine le concours avec 250 points. En revanche, si ces 12 points sont les seuls que la Grèce aient reçus, on peut soupçonner Chypre d’« arroser » un pays qui a été unanimement boudé par toute l’Europe.

Dans mon étude statistique, je considère un à un les couples de pays, je regarde les séries de votes que l’un émet pour l’autre et je les apprécie en fonction des scores finaux marqués par le pays receveur. Si le pays émetteur fournit « fréquemment » un vote anormalement élevé à destination du pays receveur, alors un test statistique permet d’affirmer que ce comportement de vote est « anormal ».

De fait, sur la période d’étude, Chypre donne en effet des votes anormalement élevés à la Grèce, de même que la Suède pour la Finlande – pour ne citer que les plus caricaturaux.
Il y a environ 2200 couples de pays votant-receveur et, sur l’ensemble de ces couples, l’analyse statistique révèle 135 comportements de votes anormalement élevés (dont près de la moitié sont réciproques – par exemple entre la Suède et la Finlande, justement).
L’analyse révèle également un petit nombre de comportements de votes anormalement faibles. Ces comportements sont plus difficiles à détecter, car les pays distribuent beaucoup de votes nuls et il est ainsi plus facile de passer sous silence une inimitié. Cela étant, 25 couples de pays votant-receveur sont détectés dans cette catégorie. La France apparaît ainsi mal-aimée par Malte, la Grèce par la Norvège ou encore la Russie par la Bosnie. Mis à part que ces 25 couples de pays concernent des pays géographiquement éloignés, il est difficile d’identifier un facteur commun qui expliquerait ces « sous-votes ».

Quelle est l’influence de la géopolitique dans les votes des jurys nationaux et du public à l’Eurovision ? Quelles sont les différents « blocs » qui se distinguent ?

On ne peut malheureusement pas affirmer à coup sûr que tel ou tel comportement de vote anormal est lié à un facteur géopolitique (ou à tout autre facteur), car les jurys ne justifient pas leurs choix. Tout au plus peut-on observer les votes anormaux et essayer de trouver des systématismes.
À ce titre, la cartographie des « sur-votes » sur la carte d’Europe laisse penser que le favoritisme opère entre couples de pays proches, voire frontaliers. Une analyse statistique vient confirmer très nettement cette impression : sur la période 1993-2008, les « sur-votes » sont en effet liés à la proximité géographique.

En analysant cette carte des survotes, on peut mettre en évidence (et démontrer) l’existence de blocs. Trois blocs se distinguent très nettement :

  • le bloc des pays scandinaves : Danemark – Norvège – Suède – Finlande – Islande – Estonie, auxquels viennent partiellement se greffer le Royaume-Uni, l’Irlande et Malte (via un lien d’affinité entre l’Irlande et la Norvège) ;
  • le bloc des pays de l’ex-Yougoslavie : Slovénie – Bosnie – Croatie – Macédoine, étendu à l’Albanie et à la Turquie ;
  • et enfin un bloc plus diffus de pays d’Europe de l’Est, articulé d’une part sur le trio Russie – Ukraine – Moldavie et sur le trio Roumanie – Grèce – Chypre.

Est-ce que la connaissance de ces amitiés et inimitiés entre pays permet de pronostiquer les résultats de la prochaine édition du concours ?

Si tel était le cas, les résultats seraient théoriquement les mêmes chaque année ! De fait, la variable manquante pour faire de tels pronostics est une variable descriptive de la qualité des chansons qui concourent.

Cette étude met en évidence les comportements anormaux dans l'attribution des votes (les "sur-votes" et "sous-votes") compte tenu des scores observés. Un vote pour un pays est considéré comme anormalement élevé (ou respectivement faible) s’il ne cadre pas avec le score final obtenu par ce pays : par exemple un vote de 12 points pour un pays n'en obtient que 50 à la fin est probablement un "sur-vote" de même qu’un vote de 0 point pour un pays terminant avec 300 points risque d’être catégorisé comme "sous-vote".

En ce sens, ces comportements agissent comme des caisses de résonance : si la chanson d'un pays est moyenne (respectivement médiocre), un pays "ami" lui donnera un score excellent (respectivement moyen). Ces comportements contribuent à amplifier (sur-votes) ou à atténuer (sous-votes) les scores qu'on pourrait normalement attendre compte tenu de la qualité des chansons... ce pourquoi il faut disposer a priori de données sur cette qualité pour faire jouer cette caisse de résonance et anticiper les scores finaux.

En pratique, cette estimation de la qualité des chansons est loin d’être simple, car la simple utilisation des données dont on peut disposer avant le concours (cotes des bookmakers, popularité des chansons auprès des internautes) sont elles-mêmes déformées par ces comportements anormaux :

  • d’une part les parieurs intègrent ces comportements de votes anormaux dans leur pronostic,
  • d’autre part les internautes manifestent probablement des comportements analogues dans les affinités qu’ils expriment.

En 2014, chaque annonce de points pour la Russie a suscité de nombreux sifflets dans la salle… La politique russe et le conflit l’opposant à l’Ukraine jouent-ils clairement contre elle dans le cadre de l’Eurovision ?

Cela est très possible car, bien qu’on ne connaisse pas les motifs qui poussent un pays à favoriser tel ou tel pays, certains systématismes laissent penser que des facteurs liés à la culture et à l’identité nationale entrent en ligne de compte dans les décisions des jurys (la bibliographie de mon travail recense des articles de chercheurs ayant analysé le concours sous cet angle précis).

Par exemple, il existe un effet communautaire : de par leur poids démographique, les communautés immigrées d’un pays orientent le vote de ce pays vers leur pays d’origine. Ainsi la Turquie bénéficie-t-elle des largesses de l’Allemagne, des Pays-Bas, de la Belgique, de la France et de la Suisse (en plus de ses accointances avec la Roumanie, la Bulgarie, la Bosnie, la Macédoine et l’Albanie). Bien que moins attendu, le survote du Portugal pour la Moldavie relève du même phénomène.
Il existe également un effet identitaire soudant les pays de l’ancienne Yougoslavie et de l’ancienne URSS.

Lorsque l’on sait le poids de ces facteurs dans l’attribution des votes, on peut raisonnablement penser que les publics nationaux identifient fortement les chanteurs à leur pays d’origine – au point parfois de faire des amalgames (dans la même veine, des études scientifiques ont montré que les jurys de certaines épreuves aux J.O. pouvaient avoir tendance à favoriser les compétiteurs en fonction de leur pays d’origine).
À ce titre, l’Eurovision joue souvent le rôle de tribune dans laquelle les pays peuvent exprimer ponctuellement une opinion politique, et ils ne s’en privent pas, comme le rappelle l’édition 2003 au cours de laquelle le Royaume-Uni, fraîchement engagé dans la guerre en Irak, n’a récolté aucun point.

Quid de la France : Les points distribués par la France vont-ils essentiellement vers les pays frontaliers ? Quels pays sont les plus gros pourvoyeurs de points pour la France ? Y-a-t-il des explications géopolitiques ?

La France fait l’objet de peu de votes anormaux, tant en émission qu’en réception.
Sur la période d’étude, la France « survote » seulement pour deux pays – non frontaliers, par ailleurs : la Roumanie et la Hongrie. En retour, les pays qui ont tendance à favoriser la France sont l’Estonie, la Lituanie, la Norvège, la Pologne et le Portugal.
Ainsi énoncés, ces collections de pays ne racontent pas grand-chose : il ne s’agit pas de pays limitrophes et il est difficile d’imaginer des facteurs culturels ou géopolitiques qui sous-tendent ces comportements – tout au plus peut-on noter une sympathie pour la France partagée par un petit groupe de pays scandinaves et baltiques.
La France recevant globalement peu de points depuis le début des années 90 (50 points en moyenne sur la période d’étude), les « survotes » sont souvent moins « caricaturaux » qu’au sein des trois blocs. En d’autres termes, les pays qui favorisent la France le font à la mesure des scores qu’elle récolte chaque année : ce sont des soutiens très relatifs.

Le modèle statistique montre ici ses limites : par exemple, les 5 modestes points qu’Israël donne à la France en 2005 (11 points au total) sont tout aussi « anormaux » que les 12 points que la Norvège donne au Danemark (137 points au total) la même année. Les éditions récentes montrent pourtant que le Danemark et la France ne jouent pas vraiment dans la même cour.

La France est un pays du « Big Five »… Son statut de qualifié d’office pour la finale lui porte-t-il préjudice ?

Les votes d’un pays sont constitués pour moitié des télévotes des habitants de ce pays et pour l’autre moitié d’un jury de professionnel issu de ce pays. Je ne pense pas que les téléspectateurs prennent en compte ce critère dans leur télévote (pour autant qu’ils en aient connaissance). Concernant les jurys de professionnels, je ne me risquerais pas à faire d’hypothèse.

Cela étant, on peut aussi prendre le problème à l’envers. À compter que ce statut de qualifié d’office ne porte pas préjudice à la France, on peut s’inquiéter quant à la qualité de ses prestations et à sa légitimité d’être en finale. Dès lors, est-ce que le fait d’être qualifié d’office ne porterait pas finalement préjudice à la France dans la mesure où celle-ci ne se sent pas obligée de fournir un effort pour passer le cap des demi-finales ?

La France peut-elle à nouveau espérer remporter un jour l’Eurovision ?

Personnellement, je ne crois pas du tout que la France puisse à nouveau gagner le concours. Avec cette réalité des survotes, il devient quasiment impossible pour la France de faire mieux que la Turquie, la Norvège ou la Russie, fortement intriquées dans des blocs d’amitié.

Il ne faut pas perdre de vue que ces comportements de votes anormalement élevés jouent comme des caisses de résonance. Pour faire un très gros score, la Turquie, la Norvège ou la Russie n’ont pas besoin de sortir l’artillerie lourde : un morceau correct, couplé à l’effet d’entraînement apporté par les pays amis, leur suffit à dépasser les 150 voire les 200 points.
En revanche, comme la France ne dispose pas de cette dynamique, il lui faut produire une chanson exceptionnelle pour espérer empocher autant de points.
Pour résumer – et au risque de paraître un peu cruel –, je dirais que la France est un pays qui concourt dans l’indifférence.

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crédits

Ce travail de recherche en géographie et en statistique a été mené au laboratoire COGIT de l'Institut Géographique National (2009-2011).

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